CHAPITRE V
DU RHUM ET DES PLAINTES

Le pont se déroba sous leurs pieds lorsque l’homme de barre mit toute la barre dessous et que la Phalarope pivota en aveugle pour prendre son nouveau cap. Bolitho avait perdu le compte des changements de direction du navire et même de la durée de la bataille.

Mais un fait était manifeste : l’Andiron manœuvrait mieux que lui, se maintenait à son vent et lui faisait barrage. Les canonniers de la Phalarope devaient faire face à un autre danger encore : le vent faiblissait à présent et les hommes tiraient sans voir dans un nuage de fumée épaisse venue de l’autre navire, qui dérivait sur eux et se mêlait à celle de leurs rares canonnades. La fumée semblait habitée de couleurs frémissantes. Le corsaire américain poursuivait son attaque. À un certain moment, une risée contraire avait renvoyé les flots de fumée vers le ciel comme un rideau et Bolitho avait vu la batterie de l’Andiron cracher de longues flammes orange, chaque canon pointé tirant à son tour à travers le quart de mille qui séparait les deux frégates. Il tirait haut, les boulets hurlaient à travers le gréement et réduisaient en lambeaux les dernières voilures. Étais et cordages pendaient comme des algues et parfois de lourdes poulies ou de longs débris de bois tombaient parmi les canonniers ou dans l’eau claire le long du bord.

L’ennemi cherchait à démâter, à désemparer la Phalarope. Peut-être son capitaine avait-il fait projet d’utiliser un nouveau navire de prise comme il l’avait fait avec l’Andiron.

Sur la dunette, les longues pièces de neuf livres reculaient d’un même mouvement. Leur aboiement sec pénétrait jusqu’au tréfonds des oreilles de Bolitho, tandis qu’il tentait de percer la fumée puis reportait les yeux sur son propre navire. Il ne restait un semblant d’unité et d’ordre que sur la dunette. L’enseigne Farquhar se tenait au couronnement, les yeux brillants, l’air décidé. Il transmettait les ordres aux officiers des gardes-marine. Les soldats de Rennie restaient fermes eux aussi ; aveuglés de fumée à leur poste, derrière les filets, ils entretenaient un feu nourri chaque fois que l’adversaire se montrait à travers le suffocant nuage de poudre.

Mais sur le pont principal, c’était différent. Bolitho parcourut lentement du regard le chaos de planches déchiquetées et de restes sinistres qui parsemaient entièrement le pontage. Les canons tonnaient toujours, mais à plus long intervalle, avec moins de précision.

Bolitho avait été d’abord surpris du succès de cette première bordée. Il savait que par la suite le manque d’entraînement ralentirait le barrage de feu, mais il n’avait pas espéré un si beau début. Les canons à double charge avaient donné presque d’une seule voix, faisant trembler le bateau de leur recul combiné. Il avait vu sauter les pavois de l’autre frégate. Il avait suivi des yeux les boulets qui creusaient leur tranchée au milieu des canonniers puis dans la coque baignée d’embruns. Un moment, il avait pensé qu’il réussirait peut-être à conquérir l’ennemi.

À travers l’épaisse fumée, il vit Herrick longer lentement la batterie tribord en direction de l’arrière, encourageant les canonniers et mettant lui-même chaque pièce en batterie avant de laisser le chef de pièce actionner le cordon tire-feu. C’aurait dû être Okes, sur tribord, mais peut-être celui-là était-il déjà mort, comme tant d’autres.

Bolitho se força à examiner en détail le tableau effroyable que présentait à présent la Phalarope. Son corps était engourdi, endolori par les assauts continuels, mais ses yeux et son esprit travaillaient à l’unisson, froidement, et les peines et les souffrances autour de lui n’en étaient que plus apparentes.

Certaines images surgissaient de l’ensemble. Où qu’il portât les yeux, des détails pitoyables lui rappelaient le prix de cette journée.

Bien des hommes étaient morts. Combien ? Il n’avait aucun moyen de le savoir. Certains étaient morts avec bravoure en servant leur canon et en criant des encouragements et des jurons jusqu’au dernier instant. D’autres avaient péri lentement, de manière horrible, leurs corps brisés, mutilés, se tordant parmi les flots de sang et de chair qui couvraient le pont comme dans un abattoir.

D’autres avaient été moins braves et il avait vu plusieurs fois des hommes fuir devant la mort ou même se cacher dans l’horreur et la puanteur des cadavres déchiquetés jusqu’à ce que leurs sous-officiers les ramènent à leurs postes à coups de pied et à coups de poing.

Certains s’étaient dissimulés en bas malgré les sentinelles postées par Rennie et ils devaient à présent se boucher les oreilles et gémir dans les fonds, préférant la mort par noyade à la boucherie des canons de l’Andiron.

Il avait vu le petit gargoussier coupé en deux. Malgré le vacarme de la bataille, il avait entendu ses propres paroles, les mots qu’il disait à ce gamin trois semaines auparavant.

« Tu reverras l’Angleterre, n’aie pas peur ! »

Celui-là avait disparu à présent, comme s’il n’avait jamais existé.

Et puis il y avait eu ce matelot, Betts, pris dans les débris du mât de perroquet et qu’il avait vu se débattre, l’homme dont il avait fait usage pour tenter de démontrer son autorité. Les haches avaient coupé les débris de l’espar qui s’était dégagé du navire avec un soupir avant de disparaître dans la fumée avec son gréement. Le mât était passé au fil de l’eau le long de la dunette et il avait vu un instant Betts qui le regardait. La bouche de l’homme était ouverte comme un trou noir, et il montrait le poing : geste pitoyable qui lui avait paru lancer la malédiction du monde tout entier. Puis l’espar avait roulé et avant qu’il disparaisse à l’arrière, Bolitho avait vu les pieds de Betts surgis de l’eau, gigotant dans une danse grotesque.

Il détourna les yeux du carnage comme des boulets venaient traverser la grand-voile et fuyaient en sifflant au-dessus de l’eau. Cela ne pouvait plus durer très longtemps. L'Andiron avait légèrement gagné au vent. Il voyait ses vergues hautes et ses voiles percées bouger au-dessus du banc de fumée, comme détachées du navire dissimulé dessous, et il devina que l’adversaire s’écartait pour forcer la Phalarope à se soumettre par quelques coups soigneusement ajustés.

Il ne reconnut pas sa propre voix donnant incessamment des ordres, de manière automatique. « Dites aux charpentiers de sonder le puisard et faites passer le mot, que le bosco envoie du monde là-haut pour épisser les haubans d’artimon. » Ce n’était plus guère utile, mais il fallait jouer le jeu jusqu’au bout. Il ne connaissait pas d’autre règle.

Soudain, ses yeux tombèrent sur le vieux chef de pièce du canon de douze livres le plus proche, sous la dunette. L’homme accusait la fatigue et l’effort, mais sa voix rauque était sans hâte, patiente même, tandis qu’il encourageait ses servants qui rechargeaient la pièce. « C’est bien, mes enfants. » Il surveillait à travers la fumée l’un de ses hommes qui poussait la cartouche en place tandis qu’un autre faisait rouler le boulet brillant dans la bouche béante. Un éclat arraché au sabord lui ouvrit le bras, mais il se contenta de grimacer et d’enrouler un chiffon sale autour de son biceps avant d’ajouter : « Vas-y mon gars ! refoule bien à fond, je ne voudrais pas que ce bougre-là redescende. » Il vit que Bolitho l’observait et montra ses dents gâtées en une grimace qui pouvait être aussi bien de peine que d’orgueil. Puis il beugla : « C’est bon, en batterie ! » Les roues grincèrent quand le canon remonta lentement le pont incliné, puis recula brusquement au moment où le vieil homme tirait sur son cordon.

Vibart pencha sur la lisse sa silhouette semblable à un rocher massif. Il était sombre mais impassible et attendit que les pièces de neuf livres aient tiré et reculé avant de crier : « Pas d’eau dans le puisard, Monsieur, rien n’a touché au-dessous de la flottaison ! »

Bolitho hocha la tête. Indubitablement l’Américain était sûr de la capture. Il ne faudrait pas très longtemps pour réarmer la frégate dans l’un des chantiers abandonnés par les Britanniques quand ils avaient dû quitter les colonies américaines.

Cette pensée envahit à nouveau son esprit endolori d’un flot de colère et d’angoisse. La Phalarope défendait sa vie mais son équipage n’était pas digne du navire, non plus que lui-même d’ailleurs. C’était lui, le capitaine, qui avait conduit la frégate et ses hommes dans cette situation. Tous les espoirs, toutes les promesses étaient sans valeur à présent. Il ne restait plus que la honte et l’échec comme alternative à la mort.

Même s’il avait pu envisager de fuir l’attaque de l’Andiron, il eût été trop tard. Le vent baissait toujours et les voiles étaient presque inutilisables tant les boulets les avaient déchirées et percées.

Un garde-marine jeta ses mains à son front, griffant le trou écarlate béant avant de tomber à la renverse entre ses camarades.

« Serrez les rangs ! » dit le capitaine Rennie d’une voix très lente. « Que diable attendez-vous ? » Il ajouta d’un ton irrité à l’intention du sergent Garwood : « Prenez le nom du prochain qui meurt sans permission ! »

Chose étonnante, cela fit rire quelques soldats. Et quand Rennie vit que Bolitho l’observait, il se contenta de hausser les épaules comme si lui aussi comprenait que tout cela n’était qu’un jeu épouvantable.

Le navire fit une embardée et là-haut les voiles claquèrent pour protester, tandis que la faible brise soupirait contre les toiles battantes. Bolitho dit sèchement : « Attention à la barre, quartier-maître. Restez ferme au cap. »

Mais l’un des hommes de barre venait de tomber, un flot d’écarlate s’échappant de sa bouche sur le pont lisse. Un autre matelot surgi de nulle part vint prendre sa place, mâchant une chique.

« La batterie tribord est en miettes », grogna Vibart. « Si nous pouvions engager l’autre bord, cela nous donnerait le temps de la réorganiser. »

Bolitho le fixa sans faiblir. « L’Andiron a le vent pour lui, mais je vais tenter de passer sur son arrière. »

Vibart regarda par le travers de ses yeux froids et calculateurs. « Il ne nous le permettra pas. Nous serons réduits en lambeaux avant de parvenir à une encablure. » Il se retourna vers Bolitho. « Il va falloir amener les couleurs. » Sa voix tremblait. « Nous ne tiendrons plus longtemps. » Bolitho répliqua tranquillement : « Je ne vous entends pas, monsieur Vibart ! Allez à l’avant à présent et tentez de remettre la batterie en état. » Le ton était froid, sans réplique. « Lorsque deux navires combattent, il ne peut y avoir qu’un vainqueur. Il m’appartient de commander ici. » Vibart sembla hausser les épaules comme si cela ne le concernait nullement. « Comme vous voudrez, Monsieur. » Il se dirigea vers l’échelle en ajoutant sèchement : « Je l’ai dit, qu’ils ne respectent pas la faiblesse ! »

Bolitho sentit Proby lui secouer le bras et se retourna pour voir sa face lugubre envahie par l’inquiétude. « La roue, capitaine, elle répond plus. Les tire-veilles ont rompu. »

Bolitho regarda sombrement, par-dessus les épaules courbées de Proby, les hommes de barre qui tiraillaient la roue. Les poignées grinçantes leur répondaient, moqueuses, et déjà le navire abattait et se laissait glisser pesamment sous le vent.

Ce mouvement soudain éveilla de nouveaux cris sur le pont quand la frégate, dans un mouvement de roulis incontrôlable, balança ses sabords vers le ciel.

Bolitho se passa la main dans les cheveux, conscient pour la première fois que son chapeau avait été emporté. Le pavillon en tête de mât flottait à peine, à présent, et sans la moindre puissance dans ses voiles, le navire ne pouvait que dériver à la merci de la mer jusqu’au moment de la reddition ou de la destruction. Il faudrait une bonne heure pour regréer les tire-veilles et d’ici là… Un frisson glacé lui parcourut l’échine.

Il mit les mains en porte-voix. « Cessez le feu ! »

Le silence soudain était presque plus effrayant que le vacarme de la bataille. Il entendait les frottements et les craquements des espars, le gargouillis de l’eau sous la poupe et le fracas du gréement qui ballottait, à demi arraché. Les blessés même semblèrent se calmer et rester là, bouche béante, à regarder la silhouette immobile du capitaine derrière le garde-corps de la dunette.

Puis, sur l’eau, dérivant dans la fumée comme une dernière insulte, il entendit un hourra frénétique. Cela ressemblait plutôt à des aboiements, pensa-t-il, amer, comme une meute prête à la curée.

Une fenêtre en forme de V s’ouvrit dans la fumée et l’on vit apparaître l’étrave élancée de l’Andiron et le long doigt pointé de son beaupré. Les rayons du soleil filtraient à travers les nuages pour venir jouer sur sa figure de proue et faire luire les sabres et les pics d’abordage. Comme peu à peu le navire apparaissait à ses yeux, Bolitho vit la foule des hommes qui couraient vers l’avant, vers le point où les deux frégates s’aborderaient. D’autres rampaient au long des vergues, armés de grappins, tout prêts à lier les deux ennemis pour une étreinte fatale. C’était bientôt la fin.

Il entendit derrière lui Stockdale murmurer : « Salauds, ignobles salauds. »

Bolitho vit des larmes dans les yeux de l’homme et il sut que le lutteur tout meurtri partageait son désespoir.

Au-dessus de sa tête, le pavillon claqua soudain dans une faible risée, mais il n’osa pas lever les yeux vers cet insolent chiffon écarlate, rouge comme les uniformes des gardes-marine et les grandes flaques de sang qui dégouttaient par les dalots comme si le navire lui-même avait saigné sous ses yeux.

Une nouvelle fureur envahit son esprit et il dut serrer les poings sur sa ceinture pour que ses mains ne tremblent pas.

« Amenez-moi monsieur Brock, en vitesse ! » Il vit l’enseigne Maynard bondir vers l’avant puis l’oublia, tandis que ses regards glissaient sur l’équipage attentif. Ces hommes étaient épuisés, écrasés par la violence de la bataille. Il ne leur restait plus la moindre étincelle d’ardeur. Ses doigts s’arrêtèrent sur la poignée de son épée et il sentit la morsure du désespoir. Il voyait son père et tant d’autres de ses ancêtres rangés avec son équipage, qui l’observaient en silence.

« J’ai envoyé une équipe pour épisser les tire-veilles, cap’taine », dit la voix rauque de Proby. Il attendit un instant en tourmentant les boutons de son habit minable. « Ce n’était pas faute à vous, Monsieur. » Il hésita sous le regard impassible de Bolitho. « N’abandonnez pas, Monsieur, pas maintenant ! »

Le canonnier avait atteint la dunette et saluait. « Capitaine ! » Il avait encore aux pieds les pantoufles de feutre qu’il portait toujours dans la Sainte-Barbe obscure pour ne pas faire d’étincelles et il paraissait abasourdi du silence soudain et du climat de destruction qui l’entourait.

« Monsieur Brock, quelque chose pour vous ! » Bolitho entendit le son de sa propre voix et sentit cette fureur nouvelle couler dans ses veines comme un alcool. « Je veux que l’on charge à boulets enchaînés toutes les pièces tribord. » Il observa l’approche lente et menaçante de l’Andiron. « Vous avez dix minutes à peu près, à moins que le vent ne se relève. »

L’homme acquiesça et partit en toute hâte sans un mot. Il ne lui appartenait pas de discuter un ordre vide de sens. La parole du capitaine lui suffisait.

Bolitho regarda le pont à ses pieds. Les morts, les blessés et les canonniers survivants. Il parla d’une voix lente.

« Nous allons lâcher une dernière bordée, enfants ! » Les mots firent disparaître les illusions qu’il avait pu garder sur cet ultime geste inutile. Il poursuivit : « Toutes les pièces seront chargées à boulets enchaînés et je veux qu’elles soient pointées aussi haut que possible. » Ils eurent quelques mouvements hésitants et vagues comme ceux de vieillards, mais la voix de Bolitho sembla les retenir quand il ajouta nettement : « Chargez, mais ne mettez pas en batterie avant mon commandement ! » Il vit l’équipe du maître canonnier transporter les redoutables boulets enchaînés à chacune des pièces, tour à tour : deux boulets par canon, liés entre eux par une chaîne épaisse.

Le capitaine Rennie dit doucement : « Ils sont très près maintenant, Monsieur. L’abordage ne saurait tarder. » Il semblait tendu.

Bolitho se détourna. Il aurait voulu soudain partager l’énormité de sa décision, tout en sachant à quel point il était seul.

Ce dernier effort pouvait fort bien être un échec total. Au mieux, cela ne ferait que pousser l’ennemi à une rage furieuse que seule la mort de tout son équipage parviendrait à effacer.

Herrick se tourna vers l’arrière, le regard ferme. « Toutes les pièces chargées, Monsieur. » Il sembla redresser les épaules comme pour projeter quelque étrange confiance sur ses hommes meurtris.

Bolitho tira son épée. Il entendit derrière lui les gardes-marine mettre baïonnette au canon et frotter leurs bottes sur le plancher sali.

Il lança un appel : « Paré à la caronade tribord, monsieur Farquhar ! Est-elle chargée ? » Il surveillait attentivement le beaupré du navire ennemi qui pivotait au-dessus des pavois de la Phalarope ; sa sous-barbe et son gréement étaient chargés d’hommes hurlants. Le capitaine avait dû dégarnir totalement ses batteries pour lancer son équipage à l’abordage en si grand nombre. Cette foule allait submerger la Phalarope, quelque désespérée que pût être sa résistance.

Farquhar avala sa salive. « Chargée, Monsieur, à mitraille et pleine charge. »

« Parfait. » L’Andiron n’était plus qu’à vingt pieds à présent et le triangle d’eau prisonnière entre les deux navires bouillonnait follement. « Si je tombe, vous prendrez vos ordres de M. Vibart. » Il vit les yeux du jeune officier qui cherchaient le premier lieutenant. « Et sinon, attendez mon signal. »

L’étrave de l’Andiron vint porter sur les haubans du grand mât et un hurlement de dérision s’éleva des abordeurs impatients.

Bolitho descendit l’échelle en courant et bondit sur le passavant tribord, l’épée haute, la tête nue. Quelques coups de pistolets claquèrent dans l’espace entre les deux bateaux et il sentit une balle qui lui tirait la manche comme une main invisible.

« A repousser l’assaillant ! » Il vit les canonniers les yeux fixés sur lui, incertains, étonnés, leurs pièces encore en abord et impuissantes.

Herrick sauta près de lui, les yeux brillants et cria : « A nous, garçons ! Allons donner une leçon à ces bougres ! »

Quelqu’un lança un faible hourra et les hommes qui ne servaient pas les canons surgirent sur le passavant ; leurs sabres et leurs piques semblaient bien frêles face à la masse des abordeurs.

Bolitho sentit un homme qui tombait en criant à ses côtés. Un autre bascula en avant et fut écrasé entre les deux coques, comme viande de boucherie. Il voyait les officiers du navire corsaire encourager leurs hommes et le désigner à leurs meilleurs tireurs. Les coups de feu claquaient et sifflaient autour de lui. Les cris et les huées s’étaient unis en un rugissement terrifiant.

Les coques frémirent encore et l’intervalle se fit plus étroit. Bolitho jeta un coup d’œil à Farquhar derrière lui.

La dunette et ses soldats morts semblaient bien loin, mais en réponse au bref moulinet de son épée, il vit l’aspirant tirer sur le cordon de la caronade et sentit le souffle sauvage de la pièce lui souffleter la joue, comme une rafale chaude.

La cartouche de mitraille contenait cinq cents balles de mousquet bien tassées et ce bombardement miniature s’abattit comme une faux sur les assaillants joyeux pour les transformer en un amas sanglant de cris et de malédictions. Les abordeurs hésitèrent. Un jeune lieutenant grimpé sur le beaupré de l’Andiron sauta seul sur le passavant de la Phalarope. Son cri fut coupé court par la hache d’un immense matelot, puis son corps fut pris entre les coques et aussitôt oublié.

Bolitho eut un cri sauvage. « A vous, canonniers, en batterie, en batterie ! »

Il tendit son épée comme une barrière devant ses hommes. « Arrière ! en arrière !…»

Le résidu de son équipage reflua, surpris par le tour des événements. Ils avaient envisagé l’anéantissement, ils l’avaient accepté et voilà que le capitaine changeait d’idée, ou du moins, il semblait.

Mais Herrick avait compris. Suffoquant à demi d’excitation il hurla : « Pointez toutes les pièces ! »

Bolitho vit les survivants de l’unique bordée de la caronade refluer en désordre vers leurs canons, atterrés par les bouches à feu de la Phalarope qui surgissaient et pointaient vers eux.

« Feu ! » Bolitho manqua tomber par-dessus bord, mais il sentit Stockdale qui le rattrapait par le bras, tandis que la batterie tout entière explosait sous ses pieds.

L’air fut soudain chargé de hurlements inhumains quand les boulets enchaînés tourbillonnèrent, hachant les voiles et le gréement dans une irrésistible tempête de métal. Le mât de misaine et le grand mât de hune tombèrent ensemble, le poids énorme des espars et des toiles écrasant les derniers abordeurs et couvrant les sabords d’une masse de voilure.

Le recul des pièces de la Phalarope sembla écarter les deux navires, laissant entre eux sur l’eau une traînée de débris et de cadavres.

Bolitho s’appuya sur les filets, le souffle court et douloureux. « Rechargez. Continuez le feu ! » Quoi qu’il pût arriver à présent, la Phalarope avait parlé avec autorité et frappé dur.

La silhouette orgueilleuse de la frégate ennemie était à présent brisée et confuse sous le fouillis de haubans et de voiles. Là où son mât de misaine s’élevait quelques minutes auparavant, il n’y avait plus qu’un tronçon dentelé et les hourras vibrants avaient laissé la place aux cris et à l’horreur.

Mais elle passa devant l’étrave de la Phalarope, suivie d’une nouvelle salve rageuse et de l’aboiement unique d’une pièce de neuf livres sur le gaillard d’avant. Puis elle se dégagea, rassemblant les débris de ses voiles comme des vêtements pour couvrir ses blessures et s’enfonça vent arrière dans le nuage de fumée.

Bolitho observait le cœur battant, les yeux humides de tension et d’émotion.

Les minutes passèrent, infinies, et le fait insensé s’imposa : l’Andiron ne virait pas. Il avait eu son compte.

Bolitho revint en trébuchant à la dunette où les gardes-marine de Rennie lui souriaient et où Farquhar s’appuyait à la caronade fumante, comme incapable désormais de croire ce que voyaient ses yeux.

C’est alors qu’ils se mirent à l’acclamer. Ce fut timide au début, puis les hourras prirent force et puissance pour finalement englober le pont et l’entrepont dans une marée immense.

C’était de l’orgueil en partie, et du soulagement. Certains hommes sanglotaient sans pouvoir se contrôler. D’autres dansaient comme des fous sur les ponts tachés de sang.

Herrick courut à l’arrière, ses yeux bleus brillant d’excitation. « Vous lui avez réglé son compte, Monsieur. Grand Dieu, vous l’avez eu ! » Il saisit la main de Bolitho d’un geste irrépressible. Le vieux Proby lui-même souriait.

Dans un dernier effort, Bolitho réussit à maîtriser sa voix. « Merci, messieurs ! » Il regarda vers les ponts jonchés de débris et ressentit la souffrance et la joie aveugle de ces hommes. « Nous ferons mieux la prochaine fois. »

Pivotant sur ses talons, il s’engouffra, entre les soldats qui l’applaudissaient, vers le sanctuaire sombre de sa cabine.

Il entendit derrière lui comme dans un brouillard Herrick qui criait : « Pour la prochaine fois, nous verrons, garçons, mais ceci me suffit pour l’instant ! »

Bolitho s’arrêta un moment dans la coursive étroite. Haletant, il les écoutait rire et crier de bonheur. Ils étaient reconnaissants, heureux même. Peut-être, après tout, la note ne serait-elle pas trop lourde.

Il y avait tant à faire, tant de choses à préparer, à réparer avant que le navire ne fût en mesure de combattre à nouveau. Il tripota la poignée usée de son épée en fixant avec lassitude les barrots du pont. Mais cela pouvait attendre, juste un moment.

 

Herrick s’appuya lourdement au garde-corps du gaillard d’avant et s’essuya le front du dos de la main. La plus faible des brises ridait la mer calme devant la proue qui oscillait doucement et il vit le soleil descendre à l’horizon. Déjà son reflet l’attendait pour permettre à la nuit de cacher les blessures de la Phalarope.

Herrick sentit trembler ses jambes. Il tenta une fois encore de se convaincre que c’était de fatigue, après la tension de cette journée sans fin. Moins d’une heure après la disparition du corsaire, Bolitho était revenu sur la dunette, ses cheveux sombres rassemblés à nouveau sur la nuque, rasé de près, son uniforme débarrassé des poussières de la bataille. Seules les rides au coin de la bouche et la gravité inquiète du regard trahissaient ses sentiments profonds, tandis qu’il donnait ses ordres pour que soient réparés les dommages subis par le navire et par son équipage.

Herrick avait d’abord cru la tâche impossible. Le soulagement des hommes avait laissé la place à une impression de choc rétrospectif, de sorte que certains matelots restaient couchés, immobiles, sur les ponts souillés, comme des marionnettes dont on eût tranché les fils. D’autres encore, debout, fixaient sans bouger les restes de leur cauchemar.

L’apparition soudaine de Bolitho avait déclenché une suite d’événements que personne ne savait comment expliquer. Les officiers et les hommes étaient trop épuisés, trop abasourdis par cette rencontre brève autant que sauvage pour garder la force de protester. On avait rassemblé les morts sous le vent pour les coudre dans leurs hamacs, pathétiques ballots anonymes. Des files d’hommes agenouillés avaient parcouru le pont de l’avant à l’arrière pour gratter de leurs pierres à briquer les taches sombres, dans le cliquetis des pompes et le gargouillement indifférent de l’eau de mer.

Les voiles massacrées, inutilisables, furent amenées et remplacées par des voiles neuves, tandis que le maître voilier Tozer et ses hommes s’établissaient un peu partout et faisaient aller comme l’éclair aiguilles et paumelles pour réparer et rapiécer tout ce qui pouvait être sauvé pour un usage ultérieur.

Ledward, le maître charpentier, faisait lentement le tour des batteries détériorées. Il prenait ici une note, là une mesure et fut enfin prêt à jouer son rôle pour rendre à la frégate sa beauté d’origine ; déjà, tandis que Herrick revivait la fureur des canonnades et entendait encore les cris et les gémissements des blessés, marteaux et scies étaient à l’œuvre et l’on bourrait en place de grandes surfaces de bordé neuf qui recevraient demain brai et peinture.

Le lieutenant frissonna à nouveau et jura, car ses genoux avaient presque failli sous son poids. C’était d’émotion plus que de simple fatigue, et il le savait à présent.

Il revit ses impressions de la bataille, son soulagement grotesque et ses plaisanteries bruyantes lorsque l’ennemi s’était retiré. C’était une autre part de lui-même, incontrôlable, incapable de silence ou de dignité. Le fait même d’être vivant et indemne était par trop extraordinaire.

À présent, comme le ciel s’assombrissait derrière le lent navire, il étudia ses sentiments réels et tenta de mettre un peu d’ordre dans ses souvenirs.

Il avait même essayé de retrouver le bref contact entrevu avec Bolitho. Il avait traversé la dunette pour s’approcher du capitaine qui observait les matelots à l’œuvre et il lui avait dit : « Vous nous avez tous sauvés cette fois, Monsieur. Une minute de plus et l’ennemi nous aurait lancé toute sa bordée. Ce fut une ruse habile que de faire mettre en panne. Quelle fourberie chez ce corsaire ! »

Bolitho n’avait pas levé les yeux du pont principal. Sa réponse, on eût dit qu’il se la faisait à lui-même. « Andiron est un vieux navire. Il est ici depuis dix ans. » Il avait eu un bref mouvement vers le pont. « La Phalarope est toute neuve. Les canons ont tous des batteries à pierre et quant aux caronades, elles sont presque inconnues sauf dans la flotte de la Manche. Non, monsieur Herrick, nous n’avons guère lieu de nous féliciter. »

Herrick considérait le profil méditatif de Bolitho et pour la première fois peut-être il eut conscience de la lutte intérieure qui se livrait constamment chez cet homme. « Tout de même, Monsieur, il était mieux armé ! » Il cherchait à retrouver le Bolitho qu’il avait vu levant son épée sur le passavant tribord tandis que les balles tombaient comme grêle autour de lui. Mais cet homme-là avait disparu. Il acheva faiblement : « Vous verrez, Monsieur, que tout sera différent à présent. »

Bolitho s’était redressé, comme rejetant de ses épaules quelque poids invisible. Lorsqu’il s’était retourné, ses yeux gris étaient froids, insensibles. « Je souhaite que vous ayez raison, monsieur Herrick. Pour ma part, je suis écœuré de ce carnage. Je n’ose imaginer ce qui eût pu se produire dans un combat à outrance. »

Herrick s’était senti rougir. « Je pensais seulement…»

Bolitho lui avait coupé la parole. « Lorsque j’aurai besoin de l’opinion de mon troisième lieutenant, je vous le ferai savoir. Jusqu’à ce moment, monsieur Herrick, veuillez avoir la bonté de mettre vos hommes au travail. Nous aurons le temps plus tard de supposer et de nous féliciter. » Tournant sur ses talons, il avait repris son va-et-vient.

Herrick vit les assistants du chirurgien surgir du panneau principal, et transporter un nouveau cadavre mutilé à côté des autres. Il lui revint en mémoire une autre image de Bolitho.

Le troisième lieutenant avait effectué dans l’entrepont une visite d’inspection avec le charpentier. Aucun boulet n’avait touché au-dessous de la flottaison, mais il était de son devoir de s’en assurer par lui-même. Encore hébété par le fracas de la bataille, il avait suivi Ledward derrière les courbes massives des membrures, ses yeux fatigués à demi hypnotisés par la lanterne sourde de son compagnon. Franchissant une cloison, ils avaient pénétré tous deux dans une scène digne de l’enfer même.

Des lanternes encerclaient l’espace comme pour qu’aucun détail n’échappât à ses yeux horrifiés. Au centre de ce rayonnement jaune, un corps lié se tordait comme une victime sur l’autel des sacrifices. C’était un marin gravement blessé, la jambe à demi amputée déjà par Tobie Ellice, le chirurgien. Le visage gras et rouge brique de ce dernier était sans expression. Ses doigts ensanglantés maniaient une scie scintillante et son double menton clapotait en cadence sur le haut de son tablier rougi. Ses assistants faisaient usage de toutes leurs forces pour immobiliser le patient qui se débattait et pour retenir son corps écartelé sur la plate-forme de coffres qui servait de table d’opération. L’homme roulait des yeux à chaque poussée de la scie qui tranchait les nerfs. Ses dents fichées dans la courroie de cuir faisaient jaillir le sang de ses lèvres, mais Ellice poursuivait l’amputation.

Tout autour du cercle de lumière, les autres malheureux blessés attendaient leur tour, certains redressés sur leurs coudes comme s’ils n’avaient pu arracher leurs yeux à ce spectacle épouvantable. D’autres geignaient et pleuraient dans l’ombre, tandis que la vie s’écoulait d’eux, leur épargnant l’agonie du bistouri et de la scie. L’air était chargé d’odeurs de sang et de rhum, car ce remède était le seul dont on disposât pour émousser les sens des victimes avant l’opération.

Ellice avait levé les yeux au moment où l’homme, après une dernière convulsion, retombait sans vie, tandis que le membre amputé glissait dans le baquet. Il avait vu le visage de Herrick glacé d’horreur et remarqué, de sa voix épaisse d’ivrogne : « Ça c’est une journée, monsieur Herrick. Je couds et je coupe, je scie et je sonde et pourtant ils se hâtent de s’en aller là-haut rejoindre leurs compagnons. » Il roulait vers le ciel ses yeux chassieux tout en attrapant une petite gourde garnie de cuir. « Une petite gorgée pour vous, monsieur Herrick, peut-être ? » Il avait élevé la bouteille dans la lumière. « Non ? Ah ! bon, alors un peu pour me soutenir. »

Il avait fait un petit signe à son aide-infirmier qui lui avait montré du doigt un autre homme près de la muraille incurvée du navire. Celui-ci avait été aussitôt saisi et amené tout hurlant sur le coffre. Indifférent à ses cris, Ellice s’essuyait la bouche avant d’arracher la chemise du bras lacéré de l’homme.

Herrick s’était détourné tout en sueur, les cris de l’homme vrillant ses tympans. Puis il s’était arrêté net en voyant soudain Bolitho debout derrière lui.

Bolitho avait fait lentement le tour des formes douloureuses, la voix apaisante, mais trop basse pour que Herrick puisse comprendre ce qu’il disait. Tantôt, il touchait la main d’un homme cherchant aveuglément un peu de consolation ou de confiance, ou bien, il s’arrêtait pour fermer les yeux d’un matelot mort. Il s’était attardé un instant sous le balancement d’une lanterne pour demander doucement : « Combien, monsieur Ellice ? à combien s’élèvent nos pertes ? »

Ellice en grognant signalait à ses assistants qu’il en avait terminé avec la silhouette mutilée qui gisait sur le drap. « Vingt tués, capitaine, vingt autres gravement blessés et encore trente moitié-moitié. »

C’est alors que Herrick avait vu tomber un instant le masque de Bolitho. Son visage n’était plus que douleur, douleur et désespoir. Herrick avait aussitôt oublié sa colère et son ressentiment des remarques du capitaine un peu plus tôt, là-haut sur la dunette. Le Bolitho qu’il avait vu épée levée sur le pavois était bien réel, et celui-ci aussi. Il baissa les yeux vers les cadavres enfermés dans leurs toiles et tenta de se souvenir des visages qui avaient porté les noms hâtivement tracés sur chacun des linceuls, mais ces images s’effaçaient déjà, perdues dans la mémoire, comme la fumée de la bataille qui les avait vus périr.

Herrick sursauta en voyant la silhouette mince du lieutenant Okes circuler lentement sur le pont assombri. Il avait à peine vu Okes depuis le combat. On eût dit que l’homme avait attendu que les matelots terminent leur dur labeur pour avoir le pont à lui tout seul.

Il se souvenait de cet instant, aussitôt après que le son du dernier coup de canon se fut éloigné dans la fumée. Okes avait surgi en trébuchant d’un panneau, les yeux fous, hors de lui. Il semblait bouleversé d’une manière incompréhensible et regardait tout autour de lui comme s’attendant à voir le navire ennemi bord à bord. Okes avait vu Herrick qui le regardait et ses yeux avaient glissé vers les canons fumants de la batterie qu’il avait laissée se défendre seule.

Il avait saisi les bras de Herrick, disant d’une voix désespérée et sans retenue : « J’ai dû aller en bas, Thomas, il fallait que je trouve ces gars qui s’étaient enfuis. » Titubant il avait ajouté, comme fou : « Vous me croyez, n’est-ce pas ? »

Le mépris et la colère de Herrick s’étaient évanouis en constatant que Okes était presque fou de peur. Cette découverte l’avait empli de pitié et de honte.

« Pas si fort, mon vieux ! » Herrick avait regardé autour de lui, cherchant Vibart. « Insensé ! Tâchez de reprendre vos esprits. »

Et à présent, il regardait Okes contourner les morts et revenir sur ses pas vers la poupe. Lui aussi revivait sa honte et se fustigeait au souvenir de sa lâcheté infamante.

Herrick en vint à se demander si le capitaine avait remarqué la disparition de Okes pendant la bataille. Peut-être pas. Peut-être, pensa-t-il sombrement, Okes pourrait-il guérir à présent. Mais sinon, il aurait probablement plus de mal à s’échapper la prochaine fois.

Le troisième lieutenant vit la petite silhouette de l’enseigne Neale trottant sur les ponts et sa sympathie pour lui se réveilla. Le garçon n’avait pas faibli un instant au cours de la bataille. Il l’avait aperçu plusieurs fois courant pour porter des messages ou criant d’un ton aigu quelque chose aux hommes de sa division, ou encore immobile à son poste, les yeux écarquillés. La perte de Neale eût été ressentie dans tout le navire, Herrick en était sûr.

Il retint un sourire quand le gamin vint achever devant lui sa glissade et toucha son bonnet du doigt. « Monsieur Herrick, le capitaine vous envoie ses compliments et vous demande de venir à l’arrière pour diriger les funérailles. » Il reprit souffle. « Il y en a trente en tout, Monsieur ! »

Herrick remit son chapeau d’aplomb et hocha gravement la tête. « Et vous, comment vous sentez-vous ? »

Le jeune garçon hocha les épaules : « Affamé, Monsieur. »

Herrick sourit. « Vous devriez essayer d’engraisser un rat avec des biscuits, monsieur Neale, c’est aussi bon que du lapin. » Il partit vers l’arrière laissant Neale médusé, le front plissé par la réflexion.

L’enseigne longea lentement les canons de chasse, plongé dans ses pensées, puis il hocha doucement la tête. « Oui, il faudra que j’essaie », dit-il tout bas.

 

Bolitho sentit sa tête s’abaisser et il se redressa brusquement contre son dossier, regardant sur sa table la pile de rapports, loin d’être finis. Il frotta ses yeux fatigués, puis se mit debout.

À l’arrière, il voyait au travers des fenêtres la lune jouer sur l’eau noire ; et le gouvernail gargouillait et craquait doucement sous ses pieds. Son esprit était encore embrumé des milliers d’ordres qu’il avait donnés, des requêtes et des questions auxquelles il avait dû répondre. Voiles et cordages à réparer ; le nouvel espar à gréer pour remplacer le mât de perroquet. Plusieurs embarcations avaient été endommagées et l’un des canots de service entièrement détruit. Dans une semaine, en menant dur l’équipage, pensa-t-il avec lassitude, il ne resterait guère de signes extérieurs de la bataille, mais les cicatrices subsisteraient, indélébiles, au fond de tous les cœurs.

Il se souvint du pont désert dans le jour faiblissant, tandis que, debout près des corps, il lisait les phrases éternelles du service des morts. L’enseigne Farquhar tenait une lanterne au-dessus du livre de prières et le capitaine avait remarqué que sa main était ferme, immobile.

Il n’aimait toujours pas Farquhar, décida-t-il, mais du moins, celui-ci s’était révélé officier de valeur au combat, ce qui effaçait bien des choses.

Comme le dernier corps immergé dans une gerbe d’éclaboussures entamait les deux mille brasses de son voyage vers les profondeurs, Bolitho s’était retourné et avait constaté, surpris, que le pont s’était rempli en silence des hommes venus de l’entrepont. Personne ne parlait. Mais çà et là, quelqu’un toussait un peu et il avait même entendu un jeune sangloter d’une manière inconsolable.

Il aurait voulu leur dire quelque chose, leur faire comprendre. Il avait vu Herrick à côté du garde-marine et la silhouette massive de Vibart qui se détachait sur le ciel au bord de la dunette. Un instant, ils avaient tous été très proches, liés par la souffrance et les pertes. Des mots auraient gâché ce moment. Tout discours eût semblé de circonstance. Il avait marché vers l’arrière jusqu’à l’échelle en faisant une pause près de la roue du gouvernail.

L’homme de barre s’était redressé. « Cap sud-ouest quart sud, capitaine, près et plein. »

Alors, il était revenu ici, dans cet endroit sûr et bien défendu où toute parole était inutile.

Il leva les yeux avec colère quand Stockdale entra à pas feutrés. Le matelot l’observait gravement. « J’ai dit à votre espèce de valet d’apporter votre souper, cap’taine. » Stockdale regardait d’un air désapprobateur le désordre des cartes et des rapports sur la table. « Du porc, cap’taine, coupé fin et bien frit, juste comme vous l’aimez. » Il tendait une bouteille. « J’ai pris la liberté de déboucher une de vos bouteilles de bordeaux, Monsieur. »

La voix de Bolitho était tendue, comme serrée dans un étau. « De quoi diable parles-tu ? »

Stockdale ne se laissa pas impressionner. « Vous pouvez bien me faire fouetter pour avoir dit ça, cap’taine, mais nous avons eu la victoire aujourd’hui. Vous nous avez fièrement défendus et je trouve que vous avez bien mérité un verre de vin. »

Bolitho le regardait fixement sans trouver de réponse. Stockdale se mit à réunir les papiers. « Et en plus, capitaine, je trouve que vous avez mérité bien d’autres choses. » Bolitho resta là assis et silencieux à regarder le grand matelot qui dressait le couvert pour son repas solitaire, tandis que la Phalarope dans la brise légère poursuivait tranquillement son chemin sous les étoiles.

Le navire avait bien travaillé de l’aube au crépuscule, mais d’autres journées l’attendaient, grâce à son capitaine.

 

Cap sur la gloire
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